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Voyage vers l'Indochine

16 août 2005

Voyage vers l'Indochine

LE MARECHAL JOFFRE.

La traversée.

Après cette permission, trop courte surtout au gré de Maman, je rejoignis le 5ème dépôt à Toulon, pour y recevoir tous les sacrements du parfait colonial, vaccins divers, habillement spécial, consignes de prudence concernant les relations " rapprochées " avec les autochtones du sexe opposé, etc. ...

Nous étions au mois d’août, la chaleur était bien au rendez-vous de cet été 47. Un peu pour nous mettre dans l’ambiance et nous acclimater au changement de latitude.

Notre paquebot, le "Maréchal Joffre", une vieille

 

carcasse datant des années 30, nous apparut énorme au bout du quai de la Joliette, lorsque nous arrivâmes jusqu’à lui par le train de Toulon. Une coque toute noire, comme cela se faisait à l’époque, des cheminées carrées, ne lui donnait pas une allure très gaie. Je sus plus tard qu’il subit une cure de rajeunissement dans les années 50, en lui supprimant une cheminée, et sa coque fut peinte en blanc. Mais nous ne partions pas pour la croisière des millionnaires. Ce qui se confirma très vite une fois à bord lorsqu’on nous indiqua notre "suite". Imaginez un compartiment dans le troisième faux pont, sans hublot, un espace d’environ 100 mètres carrés avec des couchettes sur quatre niveaux pour environ 200 poilus.

Un camarade de promotion, avec qui j’avais fait le voyage depuis Bordeaux, m’entraîna aux ponts supérieurs pour rencontrer un ami de ses parents officiers mécanicien à bord.. Celui-ci nous prit sous son aile et à partir de là, ce fut une croisière de première classe ! Repas au carré officiers dont la table garnie des mets les plus fins me fit prendre quelques kilos durant les trente jours du voyage. Petits déjeuner avec croissants, café, chocolat, thé etc... Petit en-cas vers dix heures avec charcuteries diverses, fromage, fruits, vin bouché.

Notre seule compensation à ces agapes fut de laver pour notre hôte quelques chemises ou shorts blancs dont il faisait assez grosse consommation compte tenu de la chaleur et de sa fonction réclamant une tenue impeccable en permanence.

Pour ne pas aller dormir dans le troisième faux pont avec la troupe, nous adoptâmes le pont supérieur avec pour matelas, quelques gilets de sauvetage en kapok. Et ma foi, nous dormîmes comme la belle au bois dormant.

Chaque jour nouveau de ce voyage fut un émerveillement pour moi qui n’avais quitté la France qu’en imagination dans la lecture des romans d’aventures dont j’étais friand.

Des paysages magnifiques se succédèrent, le détroit de Messine, le Stromboli toujours coiffé de son éternel panache de fumée, ensuite l’arrivée à Port Saïd, un port grouillant d’embarcations de toutes sortes à l’entrée du canal de Suez dont le nom évoquait déjà l’exotisme de l’Arabie et que Ferdinand de Lesseps baptisa lors de sa construction, du nom du roi d’Egypte Mohamed Said, ami de sa jeunesse lorsqu’il était vice-consul à Alexandrie.

Dès l’ancre jetée, des barques égyptiennes entourèrent le navire, comme autour de tous les autres cargos attendant le pilote pour leur tour de passage. Ces barques s’agglutinèrent autour du Maréchal Joffre en s’entrechoquant l’une à l’autre. Leurs propriétaires savaient reconnaître les transports de troupes dont l’interdiction de descendre à terre faisait de leurs passagers une clientèle en or.

Le pont des embarcations, recouverts de bibelots et de produits de pacotille, représentaient pour nous un éventail de souvenirs potentiel. Le marchandage verbal étant quasi impossible à cause de la distance et des cris, les transactions s’effectuaient par gestes. Puis, l’accord conclu, les billets descendaient et la marchandise montait à l’aide d’un petit panier accroché au bout d’une corde lancée par le marchand. .

Je ne possédais pour toutes devises, que des roupies indiennes de peu de valeur que la marine généreuse nous avait distribuées juste avant le départ. Quelle ironie, puisqu’il n’était pas prévu d’escale aux Indes. Cela coupa court à mes velléités d’achat.

Pourtant, sur le pont d’une barque, j’aperçus un objet qui excita mon envie. Un poignard à lame recourbée dont le manche métallique représentait un pharaon ou un personnage antique. Le marchand repéra de suite mon regard et me montra l’objet qu’il tira de son étui pour faire briller la lame au soleil en m’indiquant le prix sur ses doigts. Je lui fis signe que je n’avais pas la somme, mais peut-être accepterait-il de l’échanger contre ma montre ? offerte pour mon certificat d’études, sans lui dire que celle-ci n’indiquait plus l’heure exacte depuis longtemps.

. Après moult gestes explicatifs, il accepta le troc mais voulut voir la montre avant en la faisant descendre par le panier.

Méfiant, je refusai et demandai au contraire à voir la marchandise. Avide de faire une bonne affaire, il finit par faire monter le poignard, que j’évaluai de peu de valeur, mais ce métal moulé faisait son petit effet. Je lui descendis la montre en observant sa réaction. Cette scène que j’aurais aimé filmer lorsqu’il examina la montre, la secouant pour écouter le mouvement s’arrêtant toutes les dix secondes, restera toujours pour moi un gag inoubliable. Il leva enfin la tête, se mit à vociférer en me montrant le poing et en prenant les autres marchands à témoin.

A voleur, voleur et demi, me dis-je, la montre réparée valait le double de son poignard, mais je m’étais bien amusé. L’objet est toujours en vue sur une étagère de mon bureau pour me rappeler l’anecdote.

Très tôt, le lendemain matin, le " Joffre" appareilla pour la traversée du canal. Tous les passagers, civils comme militaires, étaient déjà sur le pont afin de ne pas manquer le spectacle toujours passionnant du paysage de la côte qui défile, et là, la côte était presque à portée de main de chaque côté du navire. Le bateau avançait lentement, vitesse limitée à 8 nœuds environ, guidé par le pilote entre les berges de cet ouvrage fabuleux. Creusé au milieu du désert entre 1859 et 1869, séparant deux continents d’une soixantaine de mètres. Côté Egypte, une route longe la berge, où circulaient de temps à autre, un véhicule ou une moto de l’armée anglaise. Sur l’autre rive, côté Sinaï, le désert n’offrait aux regards qu’une étendue de sable à perte de vue. Parfois, une caravane de chameaux, pardon, de dromadaires, déambulait au rythme lent des méharis sur la route de la Mecque.

Toutes ces images se trouvaient conformes à mes rêves d’adolescent. Il m’arrivait même, l’esprit en vadrouille, de me demander si tout cela était bien réel. Mes impressions de ce voyage doivent sembler puériles, mais imaginez celles du premier cosmonaute débarquant sur la lune ou de Livingstone découvrant les chutes du Zambèze.

Alors que notre adolescence puisait dans la lecture des images virtuelles, la civilisation moderne nous offre aujourd’hui par la télévision et autres médias, une profusion d’images du monde entier. Nous sommes blasés à tel point que la découverte d’un pays ne nous étonne plus, avec la sensation d’avoir " déjà vu ça quelque part ".

A mi parcours, le Joffre jeta l’ancre dans le lac Timsah près d’Ismaïlia, petite station balnéaire que les Anglais aménagèrent en centre de repos pour leurs hauts fonctionnaires et les riches commerçants de Suez, Alexandrie, Port Saïd ou Le Caire. Des canots automobiles tirant des skieurs nautiques vinrent tourner autour du bateau. Nous ne perdions pas une miette du spectacle, un tantinet envieux de ce luxe dont nous étions privés et qui, pour nous petits militaires, représentait "l’inaccessible étoile ". Parfois même, une jeune skieuse en maillot, venait au ras du navire, narguer ces bataillons de privés d’amour qui tiraient une langue d’une aune en la suivant des yeux.

De mon perchoir marin, j’observai les villas luxueuses entourées de magnifiques pelouses bien vertes qui tranchaient avec l’arrière paysage du désert.

Ces grands lacs formaient et forment toujours, une gare de transit pour les navires montant et descendant, ne pouvant se croiser dans le canal. Les uns venant du sud, de la mer rouge, les autres du nord, de Port Saïd.

Lorsque vint notre tour, le Joffre leva l’ancre une nouvelle fois pour finir sa traversée du canal et entrer dans la mer rouge un des endroits les plus chauds de la planète. Son nom provient de la couleur rosée qu’elle prend près des hauts fonds couverts de coraux, mais pour nous, le rouge signifiait chaleur.

Elle devint bientôt étouffante, et à l’heure du zénith, celle-ci nous écrasait comme sous une chape de plomb. Le léger courant d’air ambiant créé par le déplacement du navire, n’apportait que peu de fraîcheur. Les marins du bord arrosaient pourtant en permanence les ponts surchauffés à l’aide de lances d’incendie approvisionnées à l’eau de mer. Malgré cela, nous attendions avec impatience le coucher du soleil pour sécher la moiteur de nos corps.

Le spectacle des poissons volants, les exocets, sortant d’une vague en vol de groupe pour replonger parfois à plusieurs mètres dans une autre, me fascinait. Je restais des heures à les observer, ainsi que le jeu des dauphins précédant la proue du navire, comme un défi, semblant nous dire

< Nous sommes plus rapides que vous >

Et ils n’avaient pas de mal avec notre vieux rafiot.

Djibouti sur le territoire de la côte française des Somalis, fut notre première escale et la seule du voyage nous permettant de nous dégourdir les jambes sur le plancher des vaches. A cela une raison évidente, un transport de troupe n’est pas un paquebot de croisière, et la nature des passagers dictait aux autorités de prendre les précautions nécessaires pour éviter des incidents diplomatiques avec un pays dont la guerre coloniale d’Indochine n’aurait pas été en odeur de sainteté. Djibouti, territoire français, permettait cette petite escapade.

A cette époque, l’accès aux quais en eau profonde pour des navires de ce tonnage étant impossible, le "Joffre " dût rester en rade à quelques encablures. On nous transporta en plusieurs navettes, sur de vieux chalands en bois tirés par des chaloupes à moteur non moins préhistoriques, servant surtout à transborder le ravitaillement, vivres, mazout, etc... Un grand panneau de bois surmontait le chaland, où l’on pouvait lire une recommandation, grossièrement peinte en rouge

" Ne laissez pas traîner vos mains dans l’eau, attention, requins >

La mer, d’une grande limpidité, offrait la possibilité d’admirer des fonds superbes avec l’envie de piquer une tête pour se rafraîchir un brin, ce dont ne se privaient pas les petits somaliens plongeant du quai pour récupérer les piécettes lancées par les passagers. Ils les piégeaient souvent d’une main sûre avant qu’elles n’atteignent le fond. Nous nous amusions d’observer ces petites peaux noires contrastant dans les eaux claires.

Je découvris une ville africaine, sale, mal équipée. Rares, les rues revêtues d’asphalte, résistant mal à la chaleur somalienne. Les places en terre battue, étaient parsemées de flaques d’eau ramollissant le sol, le transformant en un cloaque boueux, dans lequel venaient se désaltérer mouches et autres moustiques. Traversant plus tard d’autres pays tropicaux du même genre, ce détail ne me choqua plus du tout.

Il fait très chaud à Djibouti dont le nom, selon certains marins pleins d’humour, proviendrait de la contraction argotique " j’y bout ici ". Pour nous rafraîchir, 2 ou 3 cafés dont le célèbre " Palmier en zinc " connu des marins du monde entier, nous vendaient une affreuse bière ou un pastis à l’eau saumâtre, à des prix faramineux. Quel contraste avec les villes coloniales anglaises, traversées de belles avenues propres et agrémentées de parterres de gazon bien vert. Mais j’étais heureux, pourtant, de retrouver les images de la Somalie décrites dans les romans de Monfreid et autres aventuriers.

Après notre départ, nous apprîmes que trois légionnaires désertèrent en se jetant à l’eau lors de notre attente dans le lac de transit près d’Ismaïlia. En échange, quelques somaliens passagers clandestins, furent découverts après l’appareillage de Djibouti, cachés dans une embarcation de sauvetage. Mais le Joffre naviguait déjà en plein océan Indien.

Au passage du Cap Guardafui, la corne de l’Afrique comme on l’appelle, une bonne tempête nous attendait qui dura deux jours. Le navire plongeait dans des vagues énormes qui balayaient le pont avant, complètement vidé de ses occupants habituels, elles venaient s’écraser contre le château et la passerelle de commandement. Plus question bien sûr de prendre des bains de soleil. Des ponts inférieurs où tout ce petit monde s’était réfugié, montaient des relents d’odeurs dont je vous laisse supposer l’origine, car les trois quarts des passagers étaient malades.

L’océan Indien représentait pour notre NGV, sept à huit jours de navigation sans voir une terre. Parfois seulement, une fumée de cargo croisé sur la route de Colombo, coupait la monotonie du voyage.

Mais la mer, si on la regarde bien, est un spectacle permanent. Un jour, lisant à l’ombre d’un canot de sauvetage, les jambes pendantes par dessus bord, j’aperçus une masse sombre qui nous suivait à quelques mètres du bateau. Un cétacé énorme d’au moins quinze mètres de long nous accompagnait. Un cachalot apparemment. Je l’observai médusé, impressionné par la taille de l’animal offrant son dos noir au soleil. Il nous suivit pendant quelques minutes, puis sa route s’écarta de la nôtre et brusquement il plongea dans un bouillonnement d’écume. Les marins du bord me confirmèrent que ces rencontres étaient fréquentes dans les parages.

Après cette semaine de navigation sans autre fait marquant, la côte nous apparut au petit jour. Lentement le navire s’avança vers le grand port de l’île de Ceylan, entouré comme à chaque escale par une multitude d’embarcations de toute sorte : chaloupe du pilote, et barcasses de marchands de pacotille comme à Port Saïd. Le Joffre s’encra en rade pour faire son ravitaillement en vivre et carburant, débarqua quelques passagers et nous restâmes également.... en rade.

Je ne connus Colombo et son arrière pays, Ceylan, que lors de mon deuxième voyage en extrême orient avec le paquebot Félix Roussel en 1952. J’avais alors, un passeport civil qui me permit de débarquer quelques heures et jouer au touriste.

Ce fut enfin Singapour, le détroit de Malacca où notre route tangentait l’équateur, puis le terminus au Cap Saint Jacques à l’entrée de la rivière de Saigon, dans le delta du Mekong.

C’était le 13 septembre 1947 après 28 jours de mer.

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